• Dette
    , pétrole et guerre (l'exemple du Congo-Brazza)










     Article publié le 21/05/2002
    auteur-e(s) : Verschave François-Xavier

    Le texte qui suit, extrait de l’ouvrage L’Envers de la dette, montre comment le brassage continu de l’or noir et de “ l’argent noir ”, du pétrole offshore (au large) et des capitaux offshore (dans les paradis fiscaux), des spéculations inavouables sur le pétrole, la dette et les fournitures de guerre dessine un paysage où criminalités économique et politique entrent en synergie. Il témoigne qu’un certain nombre des acteurs, les plus conscients, participent à un “ groupe criminel organisé ”, au sens où le définit la future Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme.


    Dette, pétrole et guerre (l’exemple du Congo-Brazza)<o:p> </o:p>

     

    Le texte qui suit, extrait de l'ouvrage L'Envers de la dette (1), montre comment le brassage continu de l’or noir et de “ l’argent noir ”, du pétrole offshore (au large) et des capitaux offshore (dans les paradis fiscaux), des spéculations inavouables sur le pétrole, la dette et les fournitures de guerre dessine un paysage où criminalités économique et politique entrent en synergie. Il témoigne qu'un certain nombre des acteurs, les plus conscients, participent à un “ groupe criminel organisé ”, au sens où le définit la future Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme.<o:p> </o:p>

     

    “ La France des “décideurs” est et reste indissociable de TotalFinaElf. Visé lui aussi par les enquêtes des magistrats financiers Joly et Vichnievsky alors qu’il était encore président du Congo, Pascal Lissouba se serait rebiffé : “ Si je suis impliqué officiellement, je ferai des révélations fracassantes qui ne manqueront pas d’avoir de graves répercussions intérieures françaises. 240” Dans l’affaire du “prêt” de 150 millions de dollars échafaudé en 1993 par la société luxembourgeoise LMC (2), garanti par Elf-Congo et très largement évaporé, le dossier conduit entre autres au financement de campagnes électorales françaises. À notre connaissance, l’État congolais non plus n’a pas porté plainte dans ce dossier précis. Il s’agit pourtant de la période Lissouba.<o:p> </o:p>

    Son ministre des Finances, Moungounga Nguila, est considéré par les connaisseurs comme le principal bénéficiaire, sur cette période, de l’égarement d’une partie de l’argent du pétrole et de la dette – avec la maîtresse femme de la présidence, Claudine Munari, et le ministre des Hydrocarbures, Benoît Koukébéné. Trois banquiers consultés séparément par un spécialiste sont arrivés à la même estimation du magot : de l’ordre de 400 millions de dollars (3 milliards de francs). Ce genre d’évaluation n’a évidemment aucune valeur probante. Mais on observera quand même que, après le putsch de Sassou, le Président et le Premier ministre du Congo, Pascal Lissouba et Bernard Kolelas, ont été interdits de séjour en France, tandis que Moungounga Nguila et Claudine Munari y évoluaient à l’aise. Le premier a des bureaux près de l’Étoile. La seconde a rallié le nouveau régime. <o:p> </o:p>

    Avant la présidentielle française de 1995, un ami du ministre Moungounga “ a présenté une créance bancaire de 7 milliards de francs CFA [70 millions de francs] ”, relate Olivier Vallée [Pouvoirs et politiques en Afrique, Desclée de Brouwer, 1999, p. 178-179]. “ Le règlement de cette créance, présentée vaguement comme destinée à des créanciers ordinaires du Trésor, aurait été affecté partiellement aux frais de campagne d’un candidat aux présidentielles françaises… ”<o:p> </o:p>

    En 1989 déjà, le Conseil des investisseurs français en Afrique noire (CIAN) faisait pression pour de nouveaux concours de la France : 250 millions de francs de prêts et 150 millions de francs de dons. Il faisait état de 600 millions de francs d’impayés congolais envers les membres de leur club. Autrement dit, ceux qui avaient bénéficié de contrats le plus souvent largement surévalués et commissionnés s’apprêtaient à se faire rembourser les deux tiers de leurs créances par les contribuables français, tout en accroissant de 250 millions la dette du Congo. À Paris, les décideurs politiques de ce genre de bonne action savent qu’ils n’ont pas affaire à des ingrats. <o:p> </o:p>

    À Brazzaville aussi il fallait arroser pour accélérer le pillage des biens publics. L’un des proches de Pierre Otto Mbongo a expliqué à la Conférence nationale souveraine “ le système de répartition des commissions versées par des entreprises étrangères lors de rachat d’entreprises d’État congolaises…” (“Congo : grand pardon et caisses vides ”, in Lettre du Continent du 29.08.1991) <o:p> </o:p>

    Tout se mêle à la fin, en une partouze financière entre corrupteurs et corrompus, décideurs politiques et économiques, voire militaires, français et congolais. Un député gaulliste, informateur de deux journalistes du Canard enchaîné, leur expliquait que les fausses factures du RPR parisien (des milliards de francs (3)) font de fréquents détours par le Congo. L’auteur présumé de certains de ces documents de complaisance, l’entrepreneur Francis Poullain, s’y rendait volontiers en compagnie de Philippe Jehanne (4), bras droit de Michel Roussin à la Coopération (5). Dans une ambiance très fraternelle : la plupart des invités à ce genre d’agapes appartiennent à la Grande Loge Nationale Française (GLNF). <o:p> </o:p>

    En permanence, un banquier public, l’Agence française de développement (AFD, ex-CFD, ex-CCCE), est “pressé” de prêter de nouveau, de creuser le puits d’une dette sans fond, presque entièrement infondée. <o:p> </o:p>

    “ Au printemps 1998, c’est par l’intermédiaire de Michel Dubois, le “Monsieur Afrique” de Michel Rocard, qu’Elf a négocié ses retrouvailles avec Sassou : la compagnie proposait de décaisser 310 millions de dollars, et d’obtenir un nouveau rééchelonnement de la dette du pays. Autrement dit, Elf ajoutait de l’argent public dans la balance : le coût financier de ce rééchelonnement, compté une fois de plus en “aide au développement”. Elf est abonnée aux guichets publics. En 1995, la Caisse française de développement a prêté 440 millions de francs à Elf-Congo. Une filiale qui, on l’a vu, est prête à cautionner n’importe quoi. ” (6)<o:p> </o:p>

    On le sait maintenant, la très opaque Banque française intercontinentale (Fiba), les société genevoises d’Elf, les comptes suisses d’Alfred Sirven (au moins 3 milliards de francs), André Tarallo, Jack Sigolet, etc. ont arrosé un très large spectre de la classe politique française [au minimum par la rémunération d’emplois fictifs (parents, amis, ou collaborateurs], achetant son silence sur la criminalité françafricaine. La Fiba, admettent Les Échos (04/01/2000), c’était “ une sorte de tiroir-caisse qui permet des mouvements de fonds, souvent en liquide, à coups de valises bourrées de billets, entre la France, le Gabon, le Congo et la Suisse ”. <o:p> </o:p>

    Cela peut expliquer deux événements décisifs de l’histoire récente du Congo : d’une part, de juin à octobre 1997, le soutien politico-militaire de la France au renversement de la démocratie constitutionnelle et à la restauration de Denis Sassou Nguesso avec le concours des Angolais ; d’autre part, en 1999, le “ noir silence ”, le blanc-seing et même l’appui (diplomatique, financier, militaire, barbouzard, comme lors du génocide au Rwanda) à un “nettoyage ethnique” d’une rare sauvagerie, à une série de crimes contre l’humanité achevant de terroriser un pays rétif. <o:p> </o:p>

    Cela n’a pu se faire qu’avec la complaisance internationale : “ Le lobby pétrolier de Washington suit le présumé “homme fort”. “Les États-Unis nous ont abandonnés, a répété […] l’ex-Premier ministre Kolelas. L’abandon de Lissouba par les Américains est comme un permis de tuer accordé à Sassou. Une fois qu’il a commencé de tuer, il ne peut plus s’arrêter car il sait qu’il a tué beaucoup d’innocents et que, si jamais il s’arrêtait, la vengeance s’exercerait contre lui.”<o:p> </o:p>

    “ Quant au Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, il confie à un ami diplomate qu’il ne peut rien faire pour ce pays : “Le problème congolais, c’est la France”, membre permanent du Conseil de sécurité, avec droit de veto. L’Élysée, Elf et l’état-major ont donc eu quartier libre dans leur pré carré. ” (7)<o:p> </o:p>

    Ainsi atteignit-on l’apogée d’un quart de siècle de criminalité pétrofinancière françafricaine. Dans ce contexte, ce n’est pas le Congo qui a une dette vis-à-vis de la France, c’est la France qui, un jour, devra payer la reconstruction d’un Congo qu’elle a détruit. <o:p> </o:p>

    “ Criminalité ” ? Quel gros mot, objectera le lecteur, et si peu fondé. À ce stade, il nous faut citer un raisonnement développé par l’économiste François Lille (8). Il part du naufrage de l’Erika, mais sa perspective est beaucoup plus vaste. Il constate l’irresponsabilité organisée, systématique, toujours plus sophistiquée, du transport maritime : pour envoyer une cargaison de France en Italie, l’affréteur TotalFinaElf “ a activé Total-Bahamas (qui est en réalité à Londres) qui, par un courtier maritime londonien et un autre courtier vénitien, trouve en Suisse un bateau maltais dont dispose une société-écran bahaméenne appartenant (?) à un trust bermudien géré par une officine panaméenne, […] etc. etc. (9)”. Le seul objectif est une fuite en avant dans la surexploitation du travail et le mépris de l’environnement. “ Ce “capitalisme de casino” conduit tout naturellement aux activités proprement criminelles : blanchiment, naufrages pour l’assurance, abandons frauduleux de navires et d’équipages, trafics en tous genres.<o:p> </o:p>

    “ La participation constante des professions juridiques et financières à ces montages assure la légalité ou la “non-illégalité” de chaque pièce du puzzle. Mais la non-illégalité de chaque pièce ne préjuge pas plus de la légitimité de l’ensemble que l’innocuité individuelle des constituants d’une mitrailleuse ne l’empêche d’être une machine à tuer. Condamner un type de société, de pavillon [de complaisance], de paradis, peut être nécessaire, mais est de peu d’effet durable dans un monde aussi mobile. […] <o:p> </o:p>

    “ Il faudra donc en arriver à incriminer ces pratiques en elles-mêmes, par delà leurs applications multiples et variées. […] Nous sommes devant un système permanent permettant des montages circonstanciels, selon quelques principes simples d’organisation, et dont l’intention est inscrite dans ces principes mêmes : échapper aux lois sociales, aux lois fiscales, aux règles de sécurité, aux lois pénales enfin, des pays réels des divers acteurs et des pays (virtuels) d’accueil offshore. Échapper aussi et ainsi aux conventions internationales, ratifiées ou non par ces pays, […] aux conséquences civiles et pénales éventuelles des actions entreprises.<o:p> </o:p>

    “ L’intention est donc implicite dans le système général, […] explicitement renouvelée dans chacune de ses applications particulières. On est de ce fait fondé à s’appuyer sur le concept de “participation à groupe criminel organisé”, au sens où le définit la future Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme (10). […] Il en résulterait que chaque montage engagerait la responsabilité solidaire de ses acteurs, à commencer par le donneur d’ordre principal. […] Il ne […] manque […] que la qualification des types d’infractions graves dont l’intention avérée conférerait son caractère criminel à l’association. […] <o:p> </o:p>

    “ Il suffirait de reconnaître que le principe général de ces organisations et pratiques interlopes est la négation des droits humains les plus fondamentaux, obtenue en neutralisant en priorité les lois nationales et internationales garantissant égalité, liberté et dignité humaines.” <o:p> </o:p>

    Il est tout à fait clair que ce sont ces types de pratiques et de groupes qui ont creusé la dette du Congo, que cela a provoqué sciemment une série d’“ infractions graves ”, et relève donc de la criminalité transnationale organisée. Il s’en suit que les donneurs d’ordre, économiques et politiques, sont solidaires des intermédiaires et des exécutants. ”<o:p> </o:p>

    François-Xavier Verschave.<o:p> </o:p>

    NOTES<o:p> </o:p>

    (1) François-Xavier Verschave, L'Envers de la dette, Criminalité politique et économique au Congo-Brazza et en Angola, Agone éditeur, 2002. L’Envers de la dette appartient à la collection “ Dossiers noirs ”, issue d'une collaboration entre les associations Agir ici et Survie.<o:p> </o:p>

    (2) En septembre 1993, par l’entremise d’une société luxembourgeoise LMC, l’État brazzavillois obtient de plusieurs banques internationales un “prêt” de 150 millions de dollars, en principe destiné à construire des lycées, moderniser la justice et relancer l’économie. Le prêt est garanti, entre autres, par Elf-Congo [sur des royalties futures]. Ni les lycéens ni les juges congolais ne voient la trace de cet argent. À Brazzaville, l’État ne l’a pas vu passer, mais ne porte pas plainte ! Les banques non plus, sans doute discrètement remboursées. Seul s’agite l’intermédiaire, le gérant de LMC, Francis Le Penven, floué de sa commission. Victime d’intimidations, convoqué par la DST, il finit pourtant par obtenir un jugement qui contraint la caution – le groupe Elf – à le dédommager. <o:p> </o:p>

    (3) Entre 2 et 5 % des marchés publics de Paris et de l’Île-de-France, sur deux décennies.<o:p> </o:p>

    (4) Philippe Jehanne, de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), opérait dans les champs politique, économique et militaire, tout comme Michel Roussin, ancien n° 2 de la Piscine, devenu le représentant des patrons français en Afrique et le vice-président du groupe Bolloré ; de même André Tarallo, Jack Sigolet ou Pierre-Yves Gilleron, impliqués dans des trafics d’armes. Le général Sassou opère également dans ces trois domaines, comme nombre d’officiers et chefs miliciens congolais.<o:p> </o:p>

    (5) Lire Alain Guédé et Hervé Liffran, La Razzia, Stock, 1995, p. 9-16 et 164.<o:p> </o:p>

    (6) François-Xavier Verschave, Noir silence, Les Arènes, 2000, p. 61.<o:p> </o:p>

    (7) François-Xavier Verschave, Noir silence, op. cit., p. 40.<o:p> </o:p>

    (8) Président de l’association Bien public à l’échelle mondiale, auteur de l'ouvrage Pourquoi l’Erika a coulé, L’Esprit frappeur, 2000.<o:p> </o:p>

    (9) Citation extraite, comme celles qui suivent, d’un projet de communication au colloque “ Que faire contre la criminalité financière et économique en France et en Europe ? ”, organisé le 30 juin 2001 à Paris par Attac, le Syndicat de la magistrature et Alternatives économiques.<o:p> </o:p>

    (10) “ L’expression “groupe criminel organisé” désigne un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves […] pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel. […] L’expression “groupe structuré” désigne un groupe qui ne s’est pas constitué par hasard pour commettre immédiatement une infraction et qui n’a pas nécessairement de rôles formellement établis pour ses membres, de continuité dans sa composition ou de structure élaborée. ” (Article 2)

    Grain de sable 333 - 21 mai


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