Dette, pétrole et guerre (lexemple du Congo-Brazza)<o:p> </o:p>
Le texte qui suit, extrait de l'ouvrage L'Envers de la dette (1), montre comment le brassage continu de lor noir et de largent noir , du pétrole offshore (au large) et des capitaux offshore (dans les paradis fiscaux), des spéculations inavouables sur le pétrole, la dette et les fournitures de guerre dessine un paysage où criminalités économique et politique entrent en synergie. Il témoigne qu'un certain nombre des acteurs, les plus conscients, participent à un groupe criminel organisé , au sens où le définit la future Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme.<o:p> </o:p>
La France des décideurs est et reste indissociable de TotalFinaElf. Visé lui aussi par les enquêtes des magistrats financiers Joly et Vichnievsky alors quil était encore président du Congo, Pascal Lissouba se serait rebiffé : Si je suis impliqué officiellement, je ferai des révélations fracassantes qui ne manqueront pas davoir de graves répercussions intérieures françaises. 240 Dans laffaire du prêt de 150 millions de dollars échafaudé en 1993 par la société luxembourgeoise LMC (2), garanti par Elf-Congo et très largement évaporé, le dossier conduit entre autres au financement de campagnes électorales françaises. À notre connaissance, lÉtat congolais non plus na pas porté plainte dans ce dossier précis. Il sagit pourtant de la période Lissouba.<o:p> </o:p>
Son ministre des Finances, Moungounga Nguila, est considéré par les connaisseurs comme le principal bénéficiaire, sur cette période, de légarement dune partie de largent du pétrole et de la dette avec la maîtresse femme de la présidence, Claudine Munari, et le ministre des Hydrocarbures, Benoît Koukébéné. Trois banquiers consultés séparément par un spécialiste sont arrivés à la même estimation du magot : de lordre de 400 millions de dollars (3 milliards de francs). Ce genre dévaluation na évidemment aucune valeur probante. Mais on observera quand même que, après le putsch de Sassou, le Président et le Premier ministre du Congo, Pascal Lissouba et Bernard Kolelas, ont été interdits de séjour en France, tandis que Moungounga Nguila et Claudine Munari y évoluaient à laise. Le premier a des bureaux près de lÉtoile. La seconde a rallié le nouveau régime. <o:p> </o:p>
Avant la présidentielle française de 1995, un ami du ministre Moungounga a présenté une créance bancaire de 7 milliards de francs CFA [70 millions de francs] , relate Olivier Vallée [Pouvoirs et politiques en Afrique, Desclée de Brouwer, 1999, p. 178-179]. Le règlement de cette créance, présentée vaguement comme destinée à des créanciers ordinaires du Trésor, aurait été affecté partiellement aux frais de campagne dun candidat aux présidentielles françaises <o:p> </o:p>
En 1989 déjà, le Conseil des investisseurs français en Afrique noire (CIAN) faisait pression pour de nouveaux concours de la France : 250 millions de francs de prêts et 150 millions de francs de dons. Il faisait état de 600 millions de francs dimpayés congolais envers les membres de leur club. Autrement dit, ceux qui avaient bénéficié de contrats le plus souvent largement surévalués et commissionnés sapprêtaient à se faire rembourser les deux tiers de leurs créances par les contribuables français, tout en accroissant de 250 millions la dette du Congo. À Paris, les décideurs politiques de ce genre de bonne action savent quils nont pas affaire à des ingrats. <o:p> </o:p>
À Brazzaville aussi il fallait arroser pour accélérer le pillage des biens publics. Lun des proches de Pierre Otto Mbongo a expliqué à la Conférence nationale souveraine le système de répartition des commissions versées par des entreprises étrangères lors de rachat dentreprises dÉtat congolaises (Congo : grand pardon et caisses vides , in Lettre du Continent du 29.08.1991) <o:p> </o:p>
Tout se mêle à la fin, en une partouze financière entre corrupteurs et corrompus, décideurs politiques et économiques, voire militaires, français et congolais. Un député gaulliste, informateur de deux journalistes du Canard enchaîné, leur expliquait que les fausses factures du RPR parisien (des milliards de francs (3)) font de fréquents détours par le Congo. Lauteur présumé de certains de ces documents de complaisance, lentrepreneur Francis Poullain, sy rendait volontiers en compagnie de Philippe Jehanne (4), bras droit de Michel Roussin à la Coopération (5). Dans une ambiance très fraternelle : la plupart des invités à ce genre dagapes appartiennent à la Grande Loge Nationale Française (GLNF). <o:p> </o:p>
En permanence, un banquier public, lAgence française de développement (AFD, ex-CFD, ex-CCCE), est pressé de prêter de nouveau, de creuser le puits dune dette sans fond, presque entièrement infondée. <o:p> </o:p>
Au printemps 1998, cest par lintermédiaire de Michel Dubois, le Monsieur Afrique de Michel Rocard, quElf a négocié ses retrouvailles avec Sassou : la compagnie proposait de décaisser 310 millions de dollars, et dobtenir un nouveau rééchelonnement de la dette du pays. Autrement dit, Elf ajoutait de largent public dans la balance : le coût financier de ce rééchelonnement, compté une fois de plus en aide au développement. Elf est abonnée aux guichets publics. En 1995, la Caisse française de développement a prêté 440 millions de francs à Elf-Congo. Une filiale qui, on la vu, est prête à cautionner nimporte quoi. (6)<o:p> </o:p>
On le sait maintenant, la très opaque Banque française intercontinentale (Fiba), les société genevoises dElf, les comptes suisses dAlfred Sirven (au moins 3 milliards de francs), André Tarallo, Jack Sigolet, etc. ont arrosé un très large spectre de la classe politique française [au minimum par la rémunération demplois fictifs (parents, amis, ou collaborateurs], achetant son silence sur la criminalité françafricaine. La Fiba, admettent Les Échos (04/01/2000), cétait une sorte de tiroir-caisse qui permet des mouvements de fonds, souvent en liquide, à coups de valises bourrées de billets, entre la France, le Gabon, le Congo et la Suisse . <o:p> </o:p>
Cela peut expliquer deux événements décisifs de lhistoire récente du Congo : dune part, de juin à octobre 1997, le soutien politico-militaire de la France au renversement de la démocratie constitutionnelle et à la restauration de Denis Sassou Nguesso avec le concours des Angolais ; dautre part, en 1999, le noir silence , le blanc-seing et même lappui (diplomatique, financier, militaire, barbouzard, comme lors du génocide au Rwanda) à un nettoyage ethnique dune rare sauvagerie, à une série de crimes contre lhumanité achevant de terroriser un pays rétif. <o:p> </o:p>
Cela na pu se faire quavec la complaisance internationale : Le lobby pétrolier de Washington suit le présumé homme fort. Les États-Unis nous ont abandonnés, a répété [ ] lex-Premier ministre Kolelas. Labandon de Lissouba par les Américains est comme un permis de tuer accordé à Sassou. Une fois quil a commencé de tuer, il ne peut plus sarrêter car il sait quil a tué beaucoup dinnocents et que, si jamais il sarrêtait, la vengeance sexercerait contre lui.<o:p> </o:p>
Quant au Secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, il confie à un ami diplomate quil ne peut rien faire pour ce pays : Le problème congolais, cest la France, membre permanent du Conseil de sécurité, avec droit de veto. LÉlysée, Elf et létat-major ont donc eu quartier libre dans leur pré carré. (7)<o:p> </o:p>
Ainsi atteignit-on lapogée dun quart de siècle de criminalité pétrofinancière françafricaine. Dans ce contexte, ce nest pas le Congo qui a une dette vis-à-vis de la France, cest la France qui, un jour, devra payer la reconstruction dun Congo quelle a détruit. <o:p> </o:p>
Criminalité ? Quel gros mot, objectera le lecteur, et si peu fondé. À ce stade, il nous faut citer un raisonnement développé par léconomiste François Lille (8). Il part du naufrage de lErika, mais sa perspective est beaucoup plus vaste. Il constate lirresponsabilité organisée, systématique, toujours plus sophistiquée, du transport maritime : pour envoyer une cargaison de France en Italie, laffréteur TotalFinaElf a activé Total-Bahamas (qui est en réalité à Londres) qui, par un courtier maritime londonien et un autre courtier vénitien, trouve en Suisse un bateau maltais dont dispose une société-écran bahaméenne appartenant (?) à un trust bermudien géré par une officine panaméenne, [ ] etc. etc. (9). Le seul objectif est une fuite en avant dans la surexploitation du travail et le mépris de lenvironnement. Ce capitalisme de casino conduit tout naturellement aux activités proprement criminelles : blanchiment, naufrages pour lassurance, abandons frauduleux de navires et déquipages, trafics en tous genres.<o:p> </o:p>
La participation constante des professions juridiques et financières à ces montages assure la légalité ou la non-illégalité de chaque pièce du puzzle. Mais la non-illégalité de chaque pièce ne préjuge pas plus de la légitimité de lensemble que linnocuité individuelle des constituants dune mitrailleuse ne lempêche dêtre une machine à tuer. Condamner un type de société, de pavillon [de complaisance], de paradis, peut être nécessaire, mais est de peu deffet durable dans un monde aussi mobile. [ ] <o:p> </o:p>
Il faudra donc en arriver à incriminer ces pratiques en elles-mêmes, par delà leurs applications multiples et variées. [ ] Nous sommes devant un système permanent permettant des montages circonstanciels, selon quelques principes simples dorganisation, et dont lintention est inscrite dans ces principes mêmes : échapper aux lois sociales, aux lois fiscales, aux règles de sécurité, aux lois pénales enfin, des pays réels des divers acteurs et des pays (virtuels) daccueil offshore. Échapper aussi et ainsi aux conventions internationales, ratifiées ou non par ces pays, [ ] aux conséquences civiles et pénales éventuelles des actions entreprises.<o:p> </o:p>
Lintention est donc implicite dans le système général, [ ] explicitement renouvelée dans chacune de ses applications particulières. On est de ce fait fondé à sappuyer sur le concept de participation à groupe criminel organisé, au sens où le définit la future Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, dite Convention de Palerme (10). [ ] Il en résulterait que chaque montage engagerait la responsabilité solidaire de ses acteurs, à commencer par le donneur dordre principal. [ ] Il ne [ ] manque [ ] que la qualification des types dinfractions graves dont lintention avérée conférerait son caractère criminel à lassociation. [ ] <o:p> </o:p>
Il suffirait de reconnaître que le principe général de ces organisations et pratiques interlopes est la négation des droits humains les plus fondamentaux, obtenue en neutralisant en priorité les lois nationales et internationales garantissant égalité, liberté et dignité humaines. <o:p> </o:p>
Il est tout à fait clair que ce sont ces types de pratiques et de groupes qui ont creusé la dette du Congo, que cela a provoqué sciemment une série d infractions graves , et relève donc de la criminalité transnationale organisée. Il sen suit que les donneurs dordre, économiques et politiques, sont solidaires des intermédiaires et des exécutants. <o:p> </o:p>
François-Xavier Verschave.<o:p> </o:p>
NOTES<o:p> </o:p>
(1) François-Xavier Verschave, L'Envers de la dette, Criminalité politique et économique au Congo-Brazza et en Angola, Agone éditeur, 2002. LEnvers de la dette appartient à la collection Dossiers noirs , issue d'une collaboration entre les associations Agir ici et Survie.<o:p> </o:p>
(2) En septembre 1993, par lentremise dune société luxembourgeoise LMC, lÉtat brazzavillois obtient de plusieurs banques internationales un prêt de 150 millions de dollars, en principe destiné à construire des lycées, moderniser la justice et relancer léconomie. Le prêt est garanti, entre autres, par Elf-Congo [sur des royalties futures]. Ni les lycéens ni les juges congolais ne voient la trace de cet argent. À Brazzaville, lÉtat ne la pas vu passer, mais ne porte pas plainte ! Les banques non plus, sans doute discrètement remboursées. Seul sagite lintermédiaire, le gérant de LMC, Francis Le Penven, floué de sa commission. Victime dintimidations, convoqué par la DST, il finit pourtant par obtenir un jugement qui contraint la caution le groupe Elf à le dédommager. <o:p> </o:p>
(3) Entre 2 et 5 % des marchés publics de Paris et de lÎle-de-France, sur deux décennies.<o:p> </o:p>
(4) Philippe Jehanne, de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), opérait dans les champs politique, économique et militaire, tout comme Michel Roussin, ancien n° 2 de la Piscine, devenu le représentant des patrons français en Afrique et le vice-président du groupe Bolloré ; de même André Tarallo, Jack Sigolet ou Pierre-Yves Gilleron, impliqués dans des trafics darmes. Le général Sassou opère également dans ces trois domaines, comme nombre dofficiers et chefs miliciens congolais.<o:p> </o:p>
(5) Lire Alain Guédé et Hervé Liffran, La Razzia, Stock, 1995, p. 9-16 et 164.<o:p> </o:p>
(6) François-Xavier Verschave, Noir silence, Les Arènes, 2000, p. 61.<o:p> </o:p>
(7) François-Xavier Verschave, Noir silence, op. cit., p. 40.<o:p> </o:p>
(8) Président de lassociation Bien public à léchelle mondiale, auteur de l'ouvrage Pourquoi lErika a coulé, LEsprit frappeur, 2000.<o:p> </o:p>
(9) Citation extraite, comme celles qui suivent, dun projet de communication au colloque Que faire contre la criminalité financière et économique en France et en Europe ? , organisé le 30 juin 2001 à Paris par Attac, le Syndicat de la magistrature et Alternatives économiques.<o:p> </o:p>
(10) Lexpression groupe criminel organisé désigne un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves [ ] pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel. [ ] Lexpression groupe structuré désigne un groupe qui ne sest pas constitué par hasard pour commettre immédiatement une infraction et qui na pas nécessairement de rôles formellement établis pour ses membres, de continuité dans sa composition ou de structure élaborée. (Article 2)Grain de sable 333 - 21 mai